DADVSI : entre farce et carnage

par Christophe Espern et Frédéric Couchet, initiative EUCD.INFO

Le 20, 21, 22 décembre, le ministre de la culture avait vu son projet de loi «liberticide» sur le droit d'auteur «tabassé» par des députés de tous horizons. Lors de la 1ère manche et son coup de théâtre sur la « licence globale », il avait été désavoué et conspué par son propre groupe parlementaire dès l'article 1er. La reprise du débat n'a pas déçu, du moins les amateurs de vaudeville et on en a peut-être même ri jusqu'au sein du très sérieux Conseil Constitutionnel. C'est devant sa menace de censure que l'article 1er, d'abord retiré par le gouvernement, a été réintroduit en catastrophe dans la nuit du 7 au 8... puis rejeté par la majorité dans un hémicycle vidé de son opposition. Devant tant d'incurie et de déni démocratique, elle avait préféré se retirer en parlant de «scandale» et d'«amateurisme».

Le qualificatif qui revient le plus souvent chez les chroniqueurs de ce grand moment de burlesque parlementaire est le mot « cafouillage » (le journaliste de Libération et celui du Monde se le disputent). Des épithètes moins charitables ont fleuri jusque sur les bancs de la majorité. Ainsi celle du président de séance Yves Bur (UMP) qui s'exclame « mais qu'est-ce que c'est que ce b... ? », pendant que François Bayrou dénonce joliment une « succession de palinodies ».

Le bilan est noir. Alors que les deux précédentes grandes lois sur le droit d'auteur (1957 et 1985) ont été adoptées à l'unanimité, le ministre de la culture a échoué. Il n'est pas parvenu à rassembler sur son projet visant à adapter le droit d'auteur français à l'ère du numérique, pas même au sein de sa majorité.

Depuis novembre dernier, la mobilisation citoyenne contre son projet de loi - le DADVSI - ne cesse de croître. Les demandes de retrait de l'ordre du jour se multiplient. La nouvelle version bâclée et hypocrite présentée fin février, la campagne de désinformation qui l'a accompagné (le site «lestelechargements.com»), le tour de passe anti-constitutionnel et le passage en force des 7, 8, 9 mars ont relancé l'opposition au «DADVSI code».

Au lieu d'écouter les opposants au texte et prendre réellement le temps d'une vraie concertation et d'une nouvelle écriture, le gouvernement a choisi de revenir dès mars 2006 avec une nouvelle mouture du projet de loi mais qui est dans le même esprit que la première version. Contrairement aux textes diffusés par le gouvernement ou aux tribunes écrites par des députés UMP, le gouvernement présente bien là un texte en l'état inacceptable car ne prenant en compte aucune des problématiques pourtant soulevées avec acuité par les députés fin décembre 2005.

Ainsi, l'exception de copie privée n'est en rien garantie par le projet de loi contrairement à ce que clame le ministre depuis deux mois. L'article 8 du projet de loi prévoit toujours que les producteurs pourront limiter à leur guise le nombre de copies. Le député Christian Vanneste a lui même souligné à l'AFP que «le nombre de copies pouvait être égal à zéro». Toutefois n'ayant pas le courage d'écrire cela dans la loi, le législateur entend par se défausser sur un juridiction administrative parisienne d'exception («le collège des médiateurs») qui fixera les conditions d'exercice du droit à la copie privée, éventuellement en l'interdisant. Demain, une copie privée de trop ou même une copie privée tout court fera donc encourir des poursuites puisqu'elle sera considéré comme une copie illicite, comme une contrefaçon. Quand le ministre déclare que les peines de prison applicables à l'internaute qui partage, «c'est fini», il ne ment pas mais c'est tout comme. Désormais ce sont toutes les personnes qui feront une copie privée de trop qui seront passibles de lourdes sanctions, et pas seulement les internautes qui partagent de la musique.

Par ailleurs, aucune disposition garantissant effectivement la sécurité de développement du logiciel libre n'a été ajouté entre la version 1.0 et la version 2.0 du «DADVSI code», et ce malgré les demandes récurrentes des associations d'auteurs et d'utilisateurs de logiciels libres tant auprès du ministre de la Culture lui-même que de conseillers directs du Premier Ministre.

Le gouvernement refuse ainsi toujours d'inscrire dans la loi que, dans le cadre de la fourniture des informations essentielles à l'interopérabilité, les fournisseurs de mesures techniques ne peuvent exiger d'autre compensation financière que celle visant à couvrir les frais de mise à disposition de ces informations. Un fournisseur de mesure technique pourrait dès lors faire payer une dîme aux auteurs de logiciels interopérant avec ses dispositifs (par exemple pour chaque copie de leur logiciel distribué) ou demander une somme qu'aucun petit éditeur ou auteur de logiciel indépendant ne pourra payer.

Il en va de même pour l'inscription dans la loi qu'un code source interopérant avec une mesure technique peut être distribué librement, point essentiel pour que le modèle économique de développement du logiciel libre basé sur l'accès au code source puisse perdurer Pourquoi refuser d'inscrire une telle mention ? Le gouvernement souhaite t-il vraiment laisser la possibilité au juge d'interdire la publication du code source d'un lecteur multimédia ?

Des sociétés importantes de l'industrie du logiciel libre comme Sun, Mandriva ou Mysql ont d'ailleurs pris position. Elles estiment que ''«les conséquences d'une telle décision sur le positionnement de la France dans le secteur global des systèmes d'information et de l'industrie du multimédia en particulier, n'ont pas été pleinement mesurées à l'aune de leur gravité.»''

Pour leur part, les présidents d'Universités «en appellent au Parlement qui, doit à l'instar des parlements des pays européens, permettre aux universités et aux bibliothèques d'assurer leur mission et de garantir l'accès à la culture française». La France n'a pas retenue l'exception pédagogique pourtant essentielle pour apprendre aux élèves à devenir critique. À la lecture des accords contractuels surréalistes signés par le gouvernement en lieu et place de l'instauration de cette exception pédagogique, des enseignants-chercheurs se sont déclarés officiellement en situation de désobéissance civile.

Tout comme les 155 000 particuliers et les 900 organisations (dont 200 entreprises) ayant signé la pétition EUCD.INFO, des associations nationales de consommateurs et de familles (UFC, UNAF, CLCV), des syndicats de musiciens, et des société de gestion collective (ADAMI, SPEDIDAM) défendant les droits de dizaines de milliers d'artistes-interprètes demandent désormais le retrait pur et simple du texte. Le Conseil Économique et Social a lui réaffirmer ses positions sur le téléchargement (assimilation à de la copie privée), qui vont dans le sens contraire de la voie répressive choisie par le ministre.

Si le texte était adopté en l'état, le téléchargement sans mise à disposition deviendrait en effet explicitement illégal faisant basculer quelques millions d'utilisateurs de plus dans la délinquance que le projet de loi précédent. Cette disposition est totalement inapplicable puisque pour constater un téléchargement simple, il faut intercepter une communication privée. Pense t-on vraiment que la police de notre pays va mettre sur écoute des millions d'utilisateurs pour détecter des téléchargements illégaux ? Envisage-t-on d'autoriser des acteurs privés à réaliser de telles interceptions ? Considérera-t-on demain que la détention de fichiers MP3 est illégale sauf à présenter des factures ? Ou est-on en train d'écrire là une loi d'affichage ?

Il faut se rendre à l'évidence : même si elle était jugée constitutionnelle, une loi sur le droit d'auteur aussi rétrograde, injuste et contestée, passée en force, sous la pression et les menaces avérées de lobbies, et au mépris des droits des parlementaires, ne serait pas respectée, d'autant plus qu'elle est inapplicable.

Au lieu de traiter une nouvelle fois le Parlement comme «une chambre d'enregistrement», et la concertation avec la société civile comme une option, le Premier Ministre devrait donc prendre acte de l'échec de M. Donnedieu De Vabres, retirer le projet de loi de l'ordre du jour. Il devrait aussi écouter le président de l'Assemblée, les présidents de groupe et les députés qui lui ont signalé qu'il fallait prendre le temps d'une mission d'information parlementaire, dans l'intérêt de tous.

A l'heure où le Premier Ministre a fait du concept de patriotisme économique l'un de ses chevaux de bataille, comment le gouvernement pourrait-il maintenir un projet de loi qui menace de dommages collatéraux un véritable pôle d'excellence technologique & économique français, le logiciel libre ? Faudra-t'il, comme pour le Clemenceau, et devant l'incurie ministérielle, en appeler à l'arbitrage du Chef de l'Etat pour faire cesser cette farce grotesque où on a vu des députés UMP invoquer Johnny Hallyday au nom de l'exception culturelle française et Joey Starr en exemple du nécessaire respect de la loi ?