Menace sur la copie privée: désir de monopole ?
Un texte de Loic Dachary.
En 1878, lors de son discours d'ouverture du congrès littéraire international, Victor Hugo contribuait à fonder le droit d'auteur avec ces mots: "Le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient - le mot n'est pas trop vaste - au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain, car l'intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous". Ses vues ne plaisaient guère au cercle des libraires qui s'opposait, en particulier, à son idée du domaine public en prétendant qu'elle nuirait au commerce et donc à toute la profession littéraire. Et nous voici, deux siècles plus tard, confrontés à une volonté de changement du droit d'auteur dont on nous dit qu'elle permet de réduire le manque à gagner des commerçants. Le cercle des libraires a certes disparu mais les majors du disque et les éditeurs tiennent son rôle. Le temps n'a pas atténué l'influence des commerçants ni, fort heureusement, la force du discours Hugolien.
Les "mesures techniques de protection" sont la pomme de la discorde. Celle utilisée sur les DVD est largement répandue: elle permet de cacher le contenu du film en le mélangeant selon une méthode appellée CSS. Chaque logiciel permettant de visionner un film doit auparavant remettre son contenu dans l'ordre. Si le logiciel ne connait pas CSS, il ne peut donc projeter le film. Bien entendu, l'inventeur de CSS a gardé le secret et ne l'a divulgué qu'à des personnes choisies. Or il s'est trouvé qu'un programmeur avait acquis un DVD et ne disposait d'aucun logiciel pour le voir. A force de travail, il a réussi à deviner par lui-même le secret de CSS et écrit un petit logiciel, appelé DeCSS, permettant de remettre en ordre son film. Il l'a ensuite intégré à un logiciel d'affichage et a enfin profité de son acquisition. Depuis lors, et comme DeCSS est un Logiciel Libre disponible à tous, chacun peut voir le contenu du DVD qu'il a acheté ou loué sans obligation d'acquérir un logiciel approuvé par l'inventeur de CSS.
Comme on l'imagine, l'exemple se décline pour toute forme de création immatérielle, qu'il s'agisse de textes, de sons ou d'images. Il ne se trouve d'ailleurs personne pour prétendre concevoir une mesure technique de protection infaillible: dans le meilleur des cas elle résiste quelque mois à la créativité des hommes. C'est ce constat qui a mis un terme, vers la fin des années 80, à la course aux mesures techniques de protection. Dans la décade qui a suivi, elles ont progressivement disparu. L'internet s'est développé avec le succès que l'on sait, propulsant sur les réseaux une grande richesse de créations immatérielles dont l'immense majorité n'est protégée par aucune mesure technique. Les auteurs de l'immatériel, participants activement à cette évolution, ne sont pas pour autant privés de moyens légaux pour protéger leurs droits et les défendent chaque jour grâce au droit d'auteur que nous connaissons.
Le nouveau cercle des libraires, c'est-à-dire quelques puissantes multinationales, ont vu dans les mutations techniques l'opportunité de modifier les lois afin d'acquérir un contrôle nouveau sur chaque citoyen. Constituées en lobby, elles ont reclamé et obtenu en 1996 un traité international (Traité OMPI sur le droit d'auteur) imposant aux États signataires de prendre des mesures légales appropriées pour punir le contournement de mesures techniques de protection. Quelle idée surprenante, quand on y pense: si j'ai obtenu le droit de jouir d'une oeuvre et que je dois pour cela contourner une mesure technique, comme l'a fait l'auteur de DeCSS, quel tort ai-je causé à l'auteur ? Si je suis un contrefacteur ayant la ferme intention de jouir de l'oeuvre sans la permission de l'auteur, je suis déjà un délinquant et ajouter à mon délit celui de contournement de la mesure technique ne change rien à l'affaire. Mais, on l'a dit plus haut, l'objectif recherché n'est ni la punition des contrefacteurs ni la défense des intérêts légitimes de l'auteur. Il s'agit d'instituer un contrôle.
L'inventeur d'une mesure technique de protection prétend détenir un monopole sur son utilisation. Il entend ainsi imposer à tous des conditions contractuelles, dont il détermine les termes à sa convenance, et qui contrôlent le fonctionnement de tout dispositif qui met en oeuvre la mesure technique de protection. Par exemple, si un créateur de logiciel permettant de lire un DVD demande la permission à l'inventeur de CSS, il l'obtiendra à condition que son logiciel se comporte d'une certaine façon. Le logiciel devra, entre autre, interdire à l'utilisateur de passer outre la séquence d'introduction contenant diverses publicités. L'inventeur de CSS a attaqué en justice le créateur de DeCSS car il lui devenait impossible d'imposer ses conditions contractuelles, il perdait le contrôle.
On cherche en vain à comprendre en quoi les auteurs, les titulaires de droits ou les sociétés d'auteurs sont concernés par de telles manoeuvres. Après tout, l'auteur d'un film ou d'une mélodie qui choisit de distribuer son oeuvre sur un support numérique n'a aucune influence sur les logiciels qui vont servir à son lecteur. Un industriel français doit pouvoir décider en toute indépendance de créer un logiciel permettant de jouir d'une oeuvre numérique. Un auteur cherchant à imposer des conditions à cet industriel se verrait immédiatement accusé de fausser les règles de la concurrence. A l'inverse, un consommateur qui tenterait de forcer l'auteur à fournir, par exemple, le moyen de faire des copies privées, se verrait opposer que cela dépend exclusivement des logiciels, sur lesquels l'auteur n'a pas et ne peut pas avoir prise. La mesure technique de protection ne permet donc aucun contrôle par l'auteur de l'utilisation de son oeuvre, ce contrôle est tout entier dans les relations contractuelles entre l'inventeur de la mesure technique de protection et les créateurs de logiciels.
La question se pose donc au législateur dans ces termes : instituer un monopole sur les mesures techniques de protection permet-il de mieux protéger les auteurs dans l'environnement numérique ? On opposera à cela que les textes européens (directive du 22 mai 2001 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information ou EUCD) ne parlent à aucun moment de monopole sur les mesures techniques de protection. Mais s'il n'y a pas monopole, il s'en suit par exemple que DeCSS peut être légalement créé et distribué comme concurrent des logiciels autorisés par l'inventeur de CSS et selon des conditions contractuelles différentes. Dans ce cas la mesure technique de protection devient donc inutile. Si, au contraire, le législateur entend effectivement accorder un monopole à l'inventeur de la mesure technique de protection, il lui permet d'imposer à tous les conditions contractuelles de son choix. L'auteur ne dispose d'aucun moyen légal pour s'assurer que ces conditions contractuelles défendent ses intérêts. La loi glisse vers la technique et oblige l'auteur à négocier les modalités d'usage de son oeuvre avec l'inventeur de la mesure technique de protection.
L'immense confusion qui règne depuis des années sur l'EUCD et la grande complexité de sa rédaction n'ont pas d'autre source qu'un refus d'énoncer clairement le problème comme nous venons de le faire. On ne peut pretexter que les mutations de l'environnement numérique en sont la cause, elles sont seulement l'excuse qui permet de cacher un désir de contrôle. Ceux qui réclament un nouveau monopole savent que pour l'inscrire dans la loi il faudrait en mesurer soigneusement les conséquences pour toute la société. Il faudrait mettre en balance et équilibrer les bénéfices et les privations qu'il entraine pour chacun. Quel impact aurait-il sur les auteurs et les titulaires de droits ? Sur la libre concurrence ? Sur les droits des consommateurs ? Sur la protection de la vie privée ? Sur la mission des bibliothèques ? Or, tout montre que le déséquilibre est grand et que les bénéfices tirés d'un tel monopole par une minorité se ferait au détriment de tous.